Un sourire radieux qui laisse apparaître des dents écartées, des yeux bleus si clairs que l’on pourrait y lire à travers, et des cheveux bouclés, noirs et courts. Elle sourit, ingénue, à l’objectif. Sur sa poitrine, Venezia et sa gondole. J’ai un souvenir très net de ce cliché polaroïd, il doit traîner quelque part à la maison. Ou bien l’aurais-je inventé ?
Ma mère sourit sur la photo, d’un beau sourire d’enfant que je ne lui ai pas connu. Elle porte le pull sans forme que je porte aujourd’hui. Mais sans doute avait-il plus d’allure à l’époque !
Elle n’est jamais allée à Venise. Mon père le lui a ramené d’un de ses voyages, il lui ramenait toujours quelque chose au parfum d’Italie. Je ne sais pas trop ce qu’elle avait pu en penser cette fois-ci… Toujours est-il qu’elle le portait sur cette fameuse photo, et que je le lui ai vu sur les épaules plus d’une fois depuis.
Je ne devais pas être bien grande à l’époque, ça doit faire une vingtaine d’années maintenant. Je ne me souviens d’ailleurs d’aucun moment précis de ma mère avec ce pull. De toute évidence, ce devait être un pull du dimanche, ceux que l’on met pour être à l’aise et rester chez soi. Mais je me trompe peut-être…
Peut-être l’a-t-elle porté pour enseigner ? Pour voyager ? Peut-être l’a-t-elle porté un jour de bonne nouvelle ? Et lui avait-t-elle attribué une valeur particulière ?
Tourner la page
C’était l’été quand nous nous sommes retrouvées toutes les trois devant son placard. À des kilomètres de là, les touristes se pressaient certainement par milliers sur les ponts élégants des quartiers vénitiens. Ma sœur et moi aidions ma mère à faire un peu de tri dans sa garde-robe. Trente ans de vêtements dont elle avait toujours pris soin s’étaient accumulés là. Au fur et à mesure que les cintres se déshabillaient, passaient sa vie, ses chagrins, et ses moments au pied de l’azalée fleurie.
J’étais la plus féroce. Intransigeante, je ne laissais rien passer et envoyais une bonne partie des vieilles frusques chargées de souvenirs dans la poubelle des dons. Poussée par mes lectures sur le minimalisme, j’avais les mots qu’il fallait pour la convaincre : tout ça prenait la poussière et encombrait son esprit, elle aurait plus de place pour ranger ses affaires et son placard serait plus aéré et plaisant, nul besoin de conserver un morceau de tissu pour maintenir le souvenir…
Cet exercice de délestage finit par devenir facile pour elle, et la poubelle des dons ne cessa de grossir. D’un geste quasiment devenu automatique, elle y déposa le pull de notre histoire. Elle tournait la page sur Venezia.
Nos vêtements ont une histoire
Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas pu me résoudre à le laisser dans cette pile. Il m’évoquait déjà peut-être la jeune femme ingénue de la photo. Je l’ai pris avec moi et j’ai dit à ma mère que celui-ci, je ne le laisserai pas partir. Elle n’a pas eu l’air étonnée, je ne crois pas non plus qu’elle ait été soulagée. Non, il avait fait son temps.
Vendu sur une plateforme d’occasion, ce sweat ne vaudrait sans doute rien. Les élastiques aux poignets sont détendus et les couleurs ont quelque peu fané, mais il a beaucoup de valeur pour moi. C’est aussi ça la mode écoresponsable, c’est aimer ce que l’on porte. C’est avoir des vêtements qui racontent des histoires.
À l’heure où la fast fashion enchaîne les collections jusqu’à renouveler ses rayons toutes les semaines, le vêtement est devenu jetable. Il fait son temps lui aussi mais l’espace d’une saison, et puis on cesse de l’aimer. Parce qu’il ne correspond plus à la tendance, il n’a plus la bonne coupe, plus les bonnes couleurs, les coutures et les boutons n’ont pas tenu, la mode est tout simplement passée. Ce sont les grandes enseignes qui racontent les histoires pour nous. Alors que nous n’avons jamais eu autant de choix pour nous habiller, nous n’avons jamais été aussi conformes et uniformes. Nous suivons les tendances qui ont été choisies pour nous, et nous nous oublions, je pense, un peu derrière.
Je n’ai jamais vu les gondoles à Venise, mais ce sweat me permet de voyager beaucoup plus loin, plus de 20 ans en arrière. Au moment où ma mère, en recevant son cadeau, se disait, sans doute un peu attendrie : « Mais que m’a-t-il encore ramené là ? »
Et vous, vous avez des vêtements qui racontent une histoire ?
*** Céline ***
J’adore ta petite histoire… Tu es vraiment agréable à lire et ta phrase « Alors que nous n’avons jamais eu autant de choix pour nous habiller, nous n’avons jamais été aussi conformes et uniformes. » m’a beaucoup marqué ! Tu sais utiliser les mots qu’il faut et c’est vrai qu’on fini par tous se ressembler… je tends beaucoup plus à me tourner vers les friperies ces derniers temps car j’aime porter des vêtements avec une certaine histoire…
merci pour ton partage ! 🌹
Je viens d’arriver dans votre univers tout en douceur, et je crois que je vais m’y attarder pour quelques saisons … au minimum.
J’aime votre regard sur les choses, c’est vrai pourquoi garde-t-on parfois des vêtements qui ne ressemblent plus à grand chose ? parce qu’ils nous racontent une histoire. J’ai moi-même un blouson en cuir très peu mis (et plus trop à ma taille) qui doit avoir … 30 ans !! Il est toujours dans mes placards et me rappelle mon premier achat réalisé par mon premier salaire, quelle fierté 🙂
PS : il me semble reconnaître le palais de justice de Lyon ?
Bonjour Pascale ! Merci pour ces gentils mots, ça me touche beaucoup !
Et oui, il s’agit bien du Palais de justice de Lyon !
Très bel article et très émouvant. Je suis complètement d’accord avec toi : les habits doivent avoir une histoire. Je m’aperçois que mes vêtements préférés sont ceux qui me rattachent à des souvenirs !! Et c’est aussi une raison pour laquelle j’achète la grande majorité de mes habits de seconde main. Je me dis que la pièce avait une histoire avec quelqu’un auparavant et que ça continue avec moi 🙂 En tout cas, merci pour ton article qui fait beaucoup de bien !
Je le même rapport avec les vêtements d’occasion, j’aime aussi me dire qu’ils ont vécu des aventures avant moi ! Merci beaucoup pour tes mots 🙂